Je suis amie avec un fantôme, que je vois de loin quand je traverse la passerelle. Il flâne généralement sur l'autre pont. Il se penche, il regarde le fleuve.
Je ne sais pas s'il a un IPhone mais il m'envoie souvent des messages.
Étrangement, je les reçois dans l'oreille. Probablement parce que nous sommes intimes - malgré la différence de ponts.
Aujourd'hui, il m'a parlé des requins.
Il m'a dit que c'était des animaux brillants, rapides - qu'ils ne passaient pas leur temps à ruminer des griefs parce qu'une vieille tortue de mer ou un bateau de plaisance leur avaient pollué le passage.
J'ai vaguement murmuré une objection : "Pourtant, ils sont considérés comme des "prédateurs..." (pas par moi, qui ai une tendresse pour le monde animal) - mais, bon... D'une manière générale ?"
De loin, je suis sûre que je l'ai vu sourire, accoudé sur le rebord du pont. J'ai entendu :
"Ils sont exemplaires. Ils accomplissent leur destin de requins... On ne peut pas en dire autant des milliards de bavards qui stagnent sur cette planète, englués dans leur routine - sans grâce, sans mouvement, le nez vissé sur un écran, l'obsession et la peur de vivre au ventre..."
Je n'ai rien répondu. En tant qu'échantillon humain extrêmement englué dans ma routine, je ne pouvais pas discuter.
Pensif, il a poursuivi : "Parfois, on les attrape, on leur coupe les ailerons pour les vendre à des gourmets cannibales, puis on les rejette à l'eau - où ils meurent interminablement. It's a sin..."
Mon fantôme parle plusieurs langues. Moi aussi. J'ai compris, mais je ne voyais pas où il voulait en venir.
J'ai allumé une cigarette. J'arrivais au bout de la passerelle. Après, sur le quai, je le perds de vue. J'ai demandé : "Et... Il y a une conclusion à cette histoire ?"
Il était très mystérieux. Il a prononcé, comme s'il n'avait pas entendu ma question et poursuivait le cours de sa pensée:
"En fait, le péché, c'est de se laisser attraper. C'est tellement plus facile. Quand on a les ailes coupées, on n'a plus besoin d'accomplir son destin..."
Je me suis accoudée un instant sur la balustrade tanguante de la passerelle pour finir ma cigarette et avoir le fin mot de l'histoire. Les gens me regardaient. Ils ont l'habitude de passer comme des zombies sur les ponts, dans les rues, l'oeil sur une vague urgence. Quelqu'un qui s'arrête est suspect.
Avec l'air de contempler l'eau bourbeuse en bas et le cygne dessus, en lunettes de soleil par temps gris et en pratique audacieuse de cigarette, je contrevenais à tous les usages.
J'attendais. J'ai encouragé mon fantôme (en remarquant pour la énième fois how extraordinarily good looking he is) : "Et... ?"
Il avait l'air d'écouter le fleuve.
Le cygne, qui faisait son shopping sur l'eau entre les branches d'arbres morts et les escadrilles de canards, s'était rapproché de son pont. Lui l'observait. Il lui a confié :
"Mutiler un requin, c'est un péché. Mais le malheureux requin, lui, n'y peut rien. il a manqué de chance, il s'est fait crucifier. Il n'a que les humains, qui se laissent attraper..."
Apparemment, le cygne était d'accord. Il croisait le long d'une péniche. Il a arqué son long cou et plongé son bec orange dans l'eau, pour attraper Dieu sait quelle vieille miette de pain. Pour lui, le sujet était clos.
Pas pour moi. J'ai jeté ma cigarette sur un remous d'algues pourries. J'ai repris ma traversée de la passerelle - très lentement. Dans quelques pas, j'étais sur le quai. Et, sur le quai, je ne vois plus mon fantôme.
J'ai interrogé, de la façon la plus discrète possible (il ne me manquait plus que d'avoir
l'air de monologuer) : "Alors ? Conclusion ??"
Lui s'estompait déjà, sur l'autre pont. Il semblait se fondre dans le panorama de nuages - se téléporter ailleurs, tout en désintégration brillante, comme un héros de Star Trek. Il m'a lancé, de très, très loin :
"Et ça, c'est impitoyable... That is such a sin. Such a merciless way to go..."
J'étais sur le quai.
Toute la journée, j'ai été bizarrement émue. Je suppose que c'était à cause des requins.