samedi 26 avril 2014

CONVERSATIONS AVEC DANI



SOMBRE PRINTEMPS

Il a acheté un poudrier au marché aux puces.  Je m’informe – quelle période ? Fin du dix-neuvième?   Il n’est pas certain.  Je lui demande une description.  Il est très flou.  Je persiste :

« Il est quoi ?  Clair, sombre, en argent, en étain, blanc, noir, jaune, laqué ? » 

J’obtiens, sur un ton absent :

« On pourrait dire doré, vaguement… »  

« Mais comment, doré ?  Il est ciselé ? » 

«  Oh, ciselé…  C’est une vision optimiste… »

Un silence résigné.  Il propose :

«  Il  y a une houppette... »

Je m’exclame (histoire d’éperonner la conversation) :

«  Oh là là… Méfie-toi, ça doit être un foyer de bactéries… »

Il est instantanément réveillé :

«  Ah, mais oui !  Ah, mais c’est pour ça… ! »

J’apprends aussitôt qu’il y a un vacarme terrible dans le poudrier.  Une foule de bactéries indignées se bouscule à l’intérieur, criant au scandale et scandant des revendications.

La voix grave,  Dani me décrit le chahut :

«  Et tu sais, c’est très cosmopolite…  La femme à qui appartenait ce poudrier a dû beaucoup voyager.  J’entends vraiment toutes les langues…: Libertad !  Libertad !    Gospel !  On the rocks !… Je ne te raconte pas…»

Le « fun » de cette histoire échappera peut-être aux quelques égarés qui la liraient.  Mais moi, je suis, comme d’habitude, en larmes de fou rire.  Un fou rire qui me conduit au désespoir.  Je clame :

« On est très jeunes !  Très jeunes !  On ne s’en remettra jamais ! »

Dani est implacable.  À travers mes larmes, j’entends un sombre récit de génocide de mites.  Il me décrit par le menu leur douloureuse perplexité.   Il va jusqu’à les citer : « Comment ?  Nous ne comprenons pas…  Nous vivions pourtant en bonne intelligence… »

Téléphone en main, Kleenex dans l’autre, je suis vaincue. Génocidée dans mon fauteuil.



LE GOUFFRE DES JOURS

Il y a eu aussi des suicides en masse chez les moustiques – un déluge de corps minuscules qui tombaient partout, dans tous les sens. Victimes d’une dépression endémique, ils se fracassaient dans les verres, sur les tables, au sol, en petits flocons noirs.  On entendait des gémissements, des pleurs, des testaments ultimes.  Parmi les cadavres, de maigres voix imploraient encore  : « Pourquoi moi, Seigneur ?  Pourquoi moi ? »  Il paraît que c’était terrible à vivre.

naturellement, c’est Dani qui m’a raconté ça.  Il y était.





OUT OF THE BLUE(S)



PAGE BLANCHE

Esprit las.  Oreilles violées.

j’erre – dans quel état, je ne sais pas. Je suis dans une dimension de désintérêt qui me coupe le souffle.



 FROIDEUR

J’aimais bien Jules Renard.  Jusqu’au jour où, en feuilletant son Journal, je suis tombée sur un passage fatal – pour moi.

Le malheureux Oscar Wilde, délabré après des procès de cauchemar et deux ans de travaux forcés,  était venu mourir lentement à Paris.  Hagard, gonflé, cerné, sans un sou pour tomber des trous de ses poches - couvert de tous les crachats d’Europe  - il pourrissait dans des cafés miteux devant un fond d’absinthe qu’il ne pouvait même pas se payer.  L’élite littéraire parisienne se cotisait pour l’aider.

Jules Renard, qui s’informe lui-même de ses réactions dans son journal, remarque qu’il contribuerait volontiers au fonds de secours d’Oscar Wilde – si seulement ce dernier pouvait promettre de cesser d’écrire.

J’ai refermé net le livre.  Je l’ai rangé dans une oubliette.

Je peux passer par-dessus l’antisémitisme, quand je suis captée par le talent : Apollinaire, Huxley, une galaxie d’autres.  Sans oublier cette Agatha fine comme un thé de Chine, sa plume de meurtres en main. Et même en comptant une très ancienne et très intime amie.  J’ai mes raisons, fondées sur une théorie que j’ai des raisons dangereuses.

Mais cette espèce de toux mesquine de petit fonctionnaire, ce crachotement de mépris émis avec mouchoir et nez pincé devant un homme éblouissant – devant l’irrésistible, amère, somptueuse gaieté d’Oscar Wilde…

Jules Renard est tombé de mon univers comme d’une capsule spatiale.  Il tourne quelque part ailleurs, dans le noir - casqué de son esprit, dans son scaphandre académique.

Choc définitif.  Ce choc-là, je peux l’écrire.  Mais si je devais décrire ce qui, dans ma vie, m’a sonnée ou laissée inconsolable,  personne ne m’adresserait plus la parole.





vendredi 25 avril 2014

FROM HERE TO ETERNITY



je suis passée devant un coiffeur qui s'est trouvé une enseigne romantique et tumultueuse:

"tant qu'il y aura des cheveux"


c'était dans Lyon un peu excentré, au bord de la Saône, qui ressemble de loin au fleuve Limpopo de Kipling et où il manque des crocodiles - (et plus vert de gris, tu meurs)

j'étais en hibernation dans un bus, cernée de poussettes et de sac à dos, au milieu d'humains mornes et vagues dont le nez, les doigts et les oreilles se terminent par un portable

"tant qu'il y aura des cheveux" s'est imprimé sous mes tempes, créant des ondes concentriques dans mon esprit

je crois que j'ai un peu perdu pied mentalement

j'ai pensé à Burt Lancaster, à la vague mythique sur la plage qui roule Deborah Kerr dans ses bras, à Frank Sinatra rossé à mort - à Monty Clift en course, étranglant sa blessure de ses mains sous le ciel déchaîné de Pearl Harbour

je lève mon scotch à la santé de ce coiffeur que rien n'arrête, tant qu'il y aura des systèmes pileux sur la planète

et à l'émerveillement en général

tant qu'il y aura des hommes, je continuerai à béer devant le genre humain




mardi 22 avril 2014

DIMANCHE DE PÂQUES



hier, j'étais invitée au grand repas de famille chez mes cousins

ils vivent dans une maison extraordinaire pleine d'objets fous ou charmants qui ont tous des choses à dire, avec une véranda projetée sur l'herbe, une valse de jardin - et naturellement, entre les arbres, l'échine bleue frissonnante d'une piscine

le problème c'est que j'ai perdu depuis longtemps l'habitude des dîners de famille - je reste une sorte d'élément dissocié qui tourne à l'ouest, totalement imprévisible en milieu évolué

tous mes cousins sont des artistes, ils manient l'art du décollage mental -  leur humour, leur vision de monde, leurs convictions, leurs scandales - avec beaucoup de tact et d'élégance

moi, je suis un danger public

absolument n'importe quoi peut sortir à n'importe quel moment de l'univers incendié entre mes tempes

c'est ainsi que j'ai catastrophé hier un magnifique dimanche de Pâques

nous étions autour d'une table royale, autant de chrétiens que de juifs, que d'indécis, ou d'insouciants - ou simplement de civilisés capables de contrôler leurs battements de cœur

sauf moi, évidemment

pour commencer, j'ai failli m'évanouir d'extase devant une poignée d'asperges et un gigot d'agneau paradisiaques

pendant un grand moment, mon assiette a été  mon seul univers et je me suis contentée d'aller et retours fervents entre ma coupe de champagne et le morceau féerique au bout de ma fourchette 

j'étais hors d'état de nuire

une rafale de conversations drôles, passionnées, emportées volait au-dessus de moi, pendant que je traquais, presque douloureusement, la dernière miette de délice dans la saucière  

je ne sais pas comment les juifs ont réapparu sur la table - pour une fois ce n'était pas de ma faute 

on s'ébouriffait en déclarations vibrantes entre Hitler et le fromage -  je me tenais encore très correctement

et puis j'ai entendu une phrase fatale: "ce qui nous a sauvés, c'est le dogme"

le dogme???

j'ai bondi hors de mon assiette, incontrôlable, comme un animal échappé d'un zoo

à partir de là...

ma voix a fusé hors de moi, je gravitais quelque part au-dessus de ma chaise, flambante, quelque chose battait sous mes tempes, dans mes veines - quelque chose comme un oiseau perdu

j'ai tenté de parler de l'âme juive - insaisissable, si froissable, et brûlante et indomesticable - j'ai tenté de traduire le vertige qui est est presque un homeland  - et de décrire cette étrange vie mentale de couple avec l'Eternel, la fièvre intérieure,  les discussions, les questions et les scènes de ménages au Créateur - et j'ai tenté de rappeler l'allergie humaine à la différence - et Dieu seul, s'Il était là, sait de quoi encore j'ai essayé de parler

mais je pataugeais dans un brouhaha océanique, dans des discussions croisées sur qui veut un fromage blanc?  il y avait un cousin argumentateur qui sévissait en bout de table, je n'arrivais pas à placer 3 mots cohérents

comme une espèce de puma famélique lâché dans la civilisation, affolée par le bruit et l'étrangeté verrouillée du monde - je me suis agitée dans tous les sens, j'ai mordu dans le vide, perdu pied, dérapé

au bout de la table, le cousin terrible qui adore me faire trébucher - et je tombe toujours avec une grande grâce parce qu'il me fait mourir de rire - m'a sorti quelque chose comme un câble sur la soupe avec "les premiers chrétiens"

c'en était fait de moi - je suis partie comme une furie, full steam ahead dans une sorte de frénésie aveugle - je ne pouvais plus organiser une phrase - j'ai pensé aux Aztèques et aux Incas et pratiquement marché sur l'Église comme sur la Bastille - je crois même avoir fait pire dans un anglais de dealer du Bronx

devant ma famille de chrétiens suffoqués et courtois 

moi - qui ai passé ma jeunesse à errer avec mon cousin jumeau dans le mystère somptueux  des cathédrales - deux égarés séduits à mort, ivres de chants grégoriens, de vitraux et d'art religieux - deux visiteurs révérents, perpétuellement fascinés du christianisme 

moi - qui n'ai pu parler totalement dans ma vie qu'à un jésuite, devenu mon seul immense ami

bref

ma cousine Dani m'a arrêtée en pleine fusion nucléaire 

je me suis soudain entendue - et vue, toute en noir, mon visage tiré et mes nerfs en miettes, presque cardiaque dans mon extraordinaire impuissance à dire

j'ai dû produire encore un ou deux lambeaux de phrase radioactives, mais je n'étais plus dans ce que je disais

je me suis tue, et garée à nouveau devant ma coupe de champagne, détachée, absente

les conversations, les opinions ardentes et les rires sont repartis de plus belle au-dessus de moi

c'était un festin joyeux, échevelé, tout le monde allait et venait autour de son assiette - mon cousin maître de maison, un magnifique conversationnaliste, était en pleine créativité verbale au-dessus de la table

je me suis levée, je lui ai annoncé sobrement: "je vais photographier le paradis"

by all means, bien sûr -  tout ce que je voulais, champagne, café, crème glacée, musique, jardin - whatever 

je suis sortie avec ma cigarette et mon iPhone - le ciel était gris, il faisait froid et mouillé, j'ai fumé entre un pot de fleurs et un auvent et j'ai fait des photos

puis je suis rentrée, silencieuse, dans ma robe en calice noir, les yeux cernés jusqu'aux chevilles

j'ai pensé fugitivement à me remaquiller mais ça m'a paru absurde

après tout, que j'aie l'air d'une épluchure ou d'un vampire anémique - autant circuler sous mes pâleurs

c'était une journée superbe, prodigue et chaleureuse - j'étais déconnectée du temps

quelque part entre un café et une écume de chantilly évanouie sur une soucoupe, j'ai entendu un autre cousin, inconnu, celui-là, parler de la société française  - il était audacieusement clair, calme, indompté et brillant - je l'ai écouté bouche cousue

il y a eu quelques départs,  la soirée nous a vaguement naufragés avec nos whiskies sur les divans  en cuir 

comme toujours, nos fantômes ont surgi de nos enfances indescriptibles et se sont assis à côté de nous 

comme toujours, on a un peu erré dans nos mémoires - le cœur décoiffé, dansants, mécréants, rieurs, encore étourdis par le solennel délire de nos parents

et là, je crains de m'être à nouveau distinguée en tentatives de traduction d'émotions intraduisibles 

la nuit et la pluie sont tombées ensembles 

nous sommes rentrés

je suis remontée chez moi comme dans un bateau, hors d'haleine d'avoir nagé dans le monde extérieur 

je me suis dit que j'étais insortable, je me suis fait un scotch, je me suis étirée et je me suis reposée sur mes crimes




mardi 15 avril 2014

LES DIASPORÉENS

                                

à propos d'un texte d'Albert Camus, cité sur Facebook, dans lequel il dénonce l'antisémitisme des Français:



entre parenthèses, je ne sais pas pourquoi on se sent tenus de démontrer constamment, en citant cet homme bouleversant qu'était Albert Camus - ou Mark Twain ou Tolstoï - or whomever 
 
...que les juifs ne sont pas ceci ou cela,  vous voyez bien - qu'Israël n'est pas ceci ni cela, on va vous expliquer, vous allez comprendre...

comme si on agitait des bons points, des laissez-passer 

comme si on criait au monde:  regardez !  nous sommes des gens bien - même Untel l'a dit ! il ne faut plus nous mettre au coin...

nous, les diasporéens, on est tout le temps ulcérés devant un imbécile qui crache son venin, blessés au cœur par un article suave et teigneux dans les médias

encore - et toujours - exaltés et presque à genoux de gratitude quand quelqu'un (n'importe qui) nous informe, dans sa clémence exceptionnelle, que, selon lui, on a le droit de vivre

nous, les  diasporéens - on est en cristal, en battements de cœur perpétuels dès qu'il s'agit d'israël 

Israël, on en suffoque de fierté et d'amour 
 
et on n'est pas foutus de suivre son exemple



Israël ne dit pas "s'il vous plaît" - il connaît l'inanité de la formule

cool, Israël

il ne dit pas non plus "écoutez, en fait, je suis très fréquentable, aimez-moi..." - il connaît l'amour de son prochain

Israël vit perché sur sa virgule et armé jusqu'aux cils, littéralement au nez et la barbe du monde entier - au milieu des huées internationales, des condamnations, des sanctions ineptes, des crachats, des graffitis, des drapeaux incendiés et des concerts permanents de cris de mort - avec un flegme qui doit sidérer l'Éternel



quand même

on est des poètes

on s'est trouvé un père en plein ciel, on a ouvert une mer comme une grenade, effondré un mur en 3 notes de jazz, dialogué avec une montagne, chanté, créé, écrit contre vents et marées - dans le ravissement ininterrompu de cette voix qui nous tombait des nuages

(et qui nous a pas mal étourdis)

on est des vétérans de l'enfer

on a traversé l'Histoire - et sa gueule béante de crocodile - comme des acrobates, faufilés de stetls en Judenstrasse, voûtés, discrets, terrifiés, indomptables, avec des violons magiciens et des sourires iconoclastes

on a même émergé, frissonnants, blancs comme des nénuphars - et invaincus - des eaux sanglantes de la Shoah 

on est des athlètes 

il faut toujours qu'on fasse les pitres, qu'on agite nos références et nos lettres de recommandation ?



je ne sais plus si c'est Francis Bacon, Disraeli,  Agnes Something, Charles 1er d'Angleterre - qui a mal fini  (je ne sais pas pourquoi, je ne digère pas sa mort - mais je ne digère même pas la mort d'un mammouth: j'ai plus de 3 millions d'années de problèmes )

...ou le général Sheridan, froid comme un concombre, qui était loin d'être juif et qui a fait massacrer tous les buffles d'Amérique pour affamer les Indiens - qui a dit:

never apologize, never explain

chaque juif devrait avoir ces mots en fond d'écran sur son iPhone