mardi 4 août 2015

QU'EST-CE QUI PEUT BRÛLER...?


tumbalalaïka
clouée net, en frissons, j'ai un infarctus de mémoire 
des siècles se sont ouverts, la Russie et la Pologne débordent du temps, un envol de manteaux noirs, des silhouettes voûtées dans la neige, des danses exaltées autour d'un poêle, des violons fous dans le vent bleu noir de Chagall refluent sous mon nez, devant le cactus qui me sert de bureau dans le Negev Rhône Alpes
total recall

je suis un produit directement descendu ou plutôt dégringolé des manies pyromanes d'Isabelle la Catholique - une pure séfarade dont les ancêtres ont débarqué en Turquie, traînant anxieusement un futur de plus à recommencer - et puis ont émigré 4 siècles plus tard, avec leur nostalgie du pont de Galata et leur cafetière enveloppée dans une nappe à Lyon - of all places - alors que s'ils avaient eu un grain de prémonition ils auraient filé vers New York ou Los Angeles
America, America - c'est râpé 

les bottes qu'on connaît ont défilé en Europe et plusieurs d'entre nous ont été pulvérisés en même temps que leurs millions de cousins
de nous tous, naufragés ramant entre les siècles et les continents, a surnagé une poignée de survivants de ma famille, valeureux et fragiles comme des coquelicots, qui toute leur vie ont vérifié fiévreusement la porte, au cas ou un sbire des Sonderkommandos serait tapi dans l'ascenseur - et que le temps a fini par emporter à son tour 
il me traîne dans la mémoire des rires impies, des chansons judéo-espagnoles dansantes et moqueuses (en tu ventana voï posar, taniendo mandoli-ino...)
et ce concerto pour violon de Beethoven, musique fantôme, ensorcelée, brillante qui se déchaîne soudain et que j'entends comme je respire

je suis là - et sur cette terrasse nocturne en Israël, où Isaac Bashevis Singer frissonne en caleçon, coincé entre une maîtresse d'un soir surprise par son amant, un cafard le long d'un mur avec lequel il se découvre un lien de parenté et de longues explications personnelles avec l'Éternel

une étoile flotte dans un battement de bleu, la mer est magique
Ha Tikvah
virgule et battement de cœur, Israël chante d'un bout à l'autre de la planète, jusque sur les quais de Saône, dans cette synagogue discrète qui flotte comme un radeau parmi les drapeaux noirs du 21ème siècle - où on entre en espérant qu'on a un deal avec le Seigneur et qu'on pourra en ressortir 

Ha Tikvah
et je suis raflée, ouverte comme la mer Rouge, en larmes, tout me déferle dans le coeur, des milliers d'années de sable, de nuit et de neige, le ciel blond d'Israël, cette guerre noire et blanche en 1967, Tsahal, armée campée au bord du monde - une immensité qui me ressuscite et me coupe le souffle

je suis là - et dans une calèche sous les pins de Prinkipo et à l'angle d'un porche dans Krochalma street à Varsovie
et bien plus loin, il y a bien plus longtemps 

quelqu'un de ma famille lance à l'univers son défi minuscule, rieur et colossal: quen quere que se poudra...
mais c'est ma langue?
mais l'anglais de T.S. Eliot aussi, qui errait dans les salons de Londres et mesurait sa vie en cuillères à café et celui de Tichborne, prisonnier de la Tour de Londres (the day is past, and yet I saw no sun, and now I live, and now my life is done...) et le grec de mes amis qui avaient décidé de ne plus parler qu'en chantant, à l'aube au sommet du Lycabette - et l'italien en vocalises, sous lequel navigue le monde antique, l'allemand des chevauchées et des Niebelungen, des langues indéchiffrables et reconnues, sans compter les murmures qui passent dans l'herbe et les messages des animaux que j'entends tout le temps
à la limite, je déchiffrerais les nuages

un russe chante et je suis au tapis, émiettée de ravissement et de souvenirs inconnus
le yiddish... je me souviens bizarrement d'Erlkönig et de la Lorelei - et soudain je suis sûre, je sais que j'ai parlé le yiddish peut-être à Lodz en 1890, ou dans les années 50, avec les irrésistibles émigrés ashkénazes de New York, tous hantés, l'âme éventrée, incontrôlablement fous, étincelants et drôles

tumbalalaïka
vos kon brenen un nit oyfhern?
qu'est-ce qui peut brûler sans se consumer?





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